L’artiste en tant que sismographe politique: Otobong Nkanga
Jusqu’au 13 décembre 2020, Gropius Bau à Berlin organise l’exposition Otobong Nkanga: There’s No Such Thing as Solid Ground. L’artiste belgo-nigériane Otobong Nkanga (° 1974) possède de multiples talents: dessinatrice, photographe, vidéaste et performeuse, elle réalise aussi des tapisseries et des installations. Dans son œuvre, elle n’a de cesse de dévoiler les liens qui unissent la terre et le corps humain, la misère et l’opulence, l’Afrique et l’Europe. Ainsi, elle illustre comment une mine en Namibie est génératrice de richesse et de splendeur en Europe. Cette artiste fascinante est sollicitée de toutes parts: de la Biennale de Venise à la Documenta de Kassel en passant par la Tate St Ives
et le Zeitz Museum du Cap.
Née à Kano (Nigéria), Otobong Nkanga vit et travaille à Anvers depuis plus de dix ans. Pourtant, elle est mieux connue à l’étranger qu’en Belgique, même si elle a déjà exposé au musée d’Art contemporain d’Anvers (M HKA) et au centre d’art contemporain Wiels à Bruxelles, et a participé à une exposition collective d’Ecce Homo dans sa ville d’adoption. Elle s’est vu par ailleurs décerner le BelgianArtPrize en 2017, ainsi qu’un Ultima, prix culturel de la Communauté flamande, en 2019.
En 2019, plusieurs de ses œuvres ont été mises à l’honneur lors de la Biennale de Venise et une exposition individuelle lui a été consacrée à la Tate St Ives en Cornouailles. From Where I Stand
était la première exposition personnelle d’une femme artiste noire jamais tenue dans l’un des musées Tate. Elle a également eu droit à une grande exposition individuelle, intitulée Acts at the Crossroad, au tout nouveau Zeitz Museum of Contemporary Art Africa du Cap. Toujours en 2019, elle a été artiste en résidence au Gropius Bau
de Berlin et a reçu le Peter-Weiss-Preis, prix du mérite culturel décerné par la ville allemande de Bochum.
© «In Situ», Paris - F. Leclerc.
Otobong Nkanga – qui a étudié à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et à la Rijksakademie van Beeldende Kunsten
(Académie nationale des beaux-arts) d’Amsterdam – est en train de conquérir le monde. Et c’est précisément ce monde et notre attitude à son égard qui sont au cœur de sa production artistique. Processus, relations et changements: voilà les trois mots clés qui définissent son œuvre. Dans sa pièce tissée In a Place Yet Unknown – qui revisite l’art séculaire de la tapisserie – elle fait remonter lentement un liquide noir, qui ronge le textile et en change la couleur. Le thème de la transformation occupe également une place centrale dans le poème incorporé à cette œuvre. Otobong Nkanga y écrit : In a place between stillness / fear and a slow meltdown / a new form grows / visible only to the heart.
Pour l’artiste, les processus de transformation des matériaux reflètent les évolutions fondamentales de notre société. En apparence, cette société est sous-tendue par des valeurs morales et autres normes inébranlables; en réalité, elle est le théâtre de changements constants, parfois imperceptibles. Le dépérissement y va de pair avec l’émergence d’une nouvelle vitalité, d’une dynamique différente. «Aucun d’entre nous ne peut rester dans un état immuable, explique Otobong Nkanga. Notre identité est toujours mouvante.»
La contamination de nos pensées et conceptions
Dans le cadre de l’exposition Le Musée absent à Wiels (2017), Otobong Nkanga a présenté une installation singulière. Contained Measures of Shifting States
est la simplicité même: une goutte d’eau s’écoule régulièrement d’un récipient en verre et, par le truchement d’une petite rigole en aluminium stylisée, tombe sur une plaque de cuisson, où elle grésille et s’évapore. C’est une illustration de l’expression néerlandaise een druppel op een gloeiende plaat (littéralement: «une goutte sur une plaque brûlante», l’équivalent d’«une goutte d’eau dans l’océan»). Avec un minimum de moyens, l’artiste donne matière à réflexion.
© B. Davis.
On est à chaque fois frappé par l’extrême raffinement de l’œuvre d’Otobong Nkanga, qui témoigne de son respect pour les matériaux utilisés et de l’attention qu’elle porte à la finition. C’était notamment le cas à la Biennale de Venise, où sa participation lui a valu une mention spéciale du jury. Pour l’Arsenal, elle a créé une sculpture brillante de vingt-six mètres de long, Veins Aligned, qui ondulait sur le sol, telle une veine humaine ou une rivière. Cette œuvre a été réalisée dans des matériaux locaux – du marbre de Bolzano et du verre de Murano – avec la collaboration d’artisans, là encore un trait typique de la démarche artistique d’Otobong Nkanga.
Son voyage en train de Vérone à Bolzano a eu une influence déterminante sur le concept de la sculpture. En contemplant la beauté du paysage, où la culture fruitière occupe une place prédominante, Otobong Nkanga s’est fait la réflexion que cette culture n’est possible que par le recours à des produits chimiques. Or, ceux-ci finissent par polluer l’eau et l’air. D’où l’idée de Veins Aligned, une œuvre d’art qui évoque la contamination lente des veines humaines, des cours d’eau et des voies respiratoires. La «rivière» en verre de Murano qui surmonte le marbre change également de couleur: d’abord bleu clair, elle devient rouge et noire à l’autre extrémité de la sculpture. «Ces impuretés qui pénètrent dans le verre sont une image de notre société, indique Otobong Nkanga. Elles symbolisent également la contamination de nos pensées et de nos conceptions, comme notre manie de distinguer entre les Blancs et les Noirs, les gros et les minces, nous et les autres… Une différence que les enfants ne font pas, mais bien les adultes.»
Des lieux ravagés convertis en monuments
Otobong Nkanga est fascinée par l’impact désastreux de l’homme et de ses activités sur l’environnement. Sa recherche artistique se concentre également – ce qui n’est pas un hasard, vu ses origines – sur l’industrie minière coloniale et postcoloniale. Par exemple, elle s’intéresse à la manière dont l’exploitation des minerais et des matières premières peut transformer radicalement un paysage et une communauté. C’est là un thème récurrent dans ses dessins colorés et plutôt ludiques. Plusieurs séries intitulées Social Consequences montrent des bras mécaniques se terminant par des ciseaux, des marteaux, des pioches ou des aiguilles qui fracassent ou transpercent toutes sortes de matériaux, plantes ou arbres pour produire de la nourriture ou fournir des matières premières.
© M HKA, Anvers.
Infinite Yield – «rendement infini» – est le titre quelque peu cynique d’une tapisserie où l’on voit une figure humaine (homme ou femme ?) debout dans un puits de mine, traversée par la richesse naturelle de la terre. Mais les ressources terrestres sont-elles vraiment inépuisables?
Pour son œuvre d’art totale Tsumeb, Otobong Nkanga s’est rendue en 2015 en Namibie, où elle a visité l’une des mines les plus riches du monde. Dans la petite ville de Tsumeb, la mine de Green Hill a été exploitée à partir de 1907 par le gouvernement colonial allemand de l’époque. Les minéraux et minerais contenant des composés de cuivre, de plomb, d’argent, d’or et d’arsenic étaient ramenés à la surface et fondus sur place. La mine a cessé ses activités en 1996, son exploitation n’étant plus rentable. Néanmoins, un four de fusion polluant utilisé pour le minerai de cuivre y fonctionne toujours, causant de graves problèmes pour l’environnement et la santé de la population locale.
Otobong Nkanga est fascinée par l’impact désastreux de l’homme et de ses activités sur l’environnement.
Dans le train qui la menait à Tsumeb, Otobong Nkanga a réalisé que la voie ferrée avait été spécialement aménagée pour transporter les minerais jusqu’au port de Swakopmund. «La construction de ce chemin de fer a dû coûter sang, sueur et larmes, écrit-elle dans son livre Luster and Lucre. En Namibie comme dans le monde entier, l’homme défigure le paysage. C’est alors que je me suis rendu compte à quel point la pulsion et l’avidité devaient être grandes pour se lancer dans un tel projet et une exploitation d’une pareille ampleur. Quelles en sont les répercussions sur la population localef? Et nous, utilisateurs finaux de ces matières premières, songeons-nous parfois au lien qui unit tous ces différents endroits du monde ? En Namibie, un paysage est mutilé et des rochers sont broyés, créant un vide qui émerge ailleurs sous une autre forme.»
À Tsumeb, Otobong Nkanga n’a plus trouvé de colline verte (Green Hill), mais un trou large et profond dans le sol, des bâtiments de mine délabrés et un champ de scories où l’on déversait les résidus contaminés de la production de minerais. Une fine poussière toxique s’éparpille avec le vent… Les dômes de cuivre étincelants et les splendides monuments de marbre des capitales européennes ont donc criblé de trous et endommagé les paysages, en Afrique et ailleurs.
© G.J. van Rooij.
Des lieux invisibles ou dissimulés à la vue. Pour Otobong Nkanga, ces sites ravagés devraient être considérés comme des monuments qui nous aident à prendre conscience de l’énormité des dévastations.
Dans son installation Tsumeb Fragments, Otobong Nkanga mêle des photographies historiques de la mine de Green Hill avec ses propres clichés sur la situation actuelle. Elle y ajoute des roches et des débris, une série de dessins et des images d’archives du musée local.
Inégalité et pouvoir
La conviction d’Otobong Nkanga que «tout est lié» s’est encore amplifiée lors de sa participation, en 2017, à la Documenta, une exposition d’art contemporain organisée tous les cinq ans. Cette année-là, l’événement a eu lieu successivement à Athènes et à Kassel. Dans la capitale grecque, l’artiste a créé la performance Carved to Flow, pendant laquelle elle fabriquait du savon noir à partir d’huile, de beurre et de charbon de bois provenant de pays méditerranéens, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord et de l’Ouest.
Elle voulait démontrer par là que la fabrication d’un produit aussi courant que le savon nécessitait des ingrédients issus de tous les horizons. Quinze mille pains de savon ont ensuite été vendus lors des performances à Kassel. L’argent ainsi récolté a permis à Nganka d’entamer la troisième phase, consistant à replanter en Afrique les ressources naturelles utilisées pour fabriquer le savon. Entre-temps, elle a fondé la Carved to Flow Foundation à Akwa Ibom, au Nigéria: une fondation dédiée à l’économie circulaire. Carved to Flow devait aussi attirer l’attention sur le fait que des biens pillés ou achetés à bas prix étaient revendus beaucoup plus cher, une fois expédiés et transformés. Cette performance véhicule donc un message sur l’inégalité et le pouvoir.
Dans l’art engagé et «politique» d’Otobong Nkanga, tout est lié: ce que nous utilisons pour nos activités, nos matériaux de construction, biens de consommation et vêtements, tout cela est fabriqué quelque part dans le monde, avec souvent des effets dévastateurs. Son œuvre naît d’une profonde préoccupation pour la terre, conçue comme un grand organisme vivant, dont nous faisons tous indissolublement partie.